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Si Lachlain ne voulait pas lui dire pourquoi il avait pété un câble et ravagé la chambre d’hôtel, ma foi, tant pis. Emma enfila une jupe, un corsage et des bottes, elle se noua un foulard plié en bandeau sur les oreilles, puis tira son iPod de ses bagages et se le fixa au bras.
Myst l’appelait le CIP, ou « calmant informatique de la puce », car chaque fois qu’Emma commençait à s’énerver, elle écoutait de la musique pour « éviter le conflit », suivant la formule de sa tante. Ce n’était tout de même pas un défaut !
Bref, le CIP était fait précisément pour des moments pareils…
Car Emma était furieuse. Elle en arrivait juste à se dire que le Lycae penchait peut-être du bon côté de la balance question folie/santé mentale, et voilà qu’il lui faisait son numéro de grand méchant loup ! Mais le petit cochon est capable de compartimenter, se dit-elle. Lachlain n’allait pas tarder à se retrouver à jamais rangé et étiqueté dans une des cases de son esprit.
Il changeait de personnalité à une vitesse folle. Avec lui, elle avait déjà connu une étreinte bouleversante sous la pluie, des agressions rugissantes, puis une pause tendresse à fort potentiel sexuel, la veille, dans la baignoire. Elle devait se tenir sur ses gardes en permanence, et elle n’aimait pas cela.
Ce soir, c’était vraiment la cerise sur le gâteau. Il venait de la planter là sans la moindre explication, dans une chambre ravagée. Elle aurait très bien pu finir la journée dans le même état que le fauteuil.
Emma souffla sur la boucle qui lui tombait devant les yeux et s’aperçut qu’un petit morceau de rembourrage s’était pris dans ses cheveux. Quand elle s’en débarrassa d’une chiquenaude, elle comprit qu’elle était aussi furieuse contre elle-même que contre Lachlain.
Leur première nuit ensemble, il avait laissé le soleil la brûler. Et aujourd’hui, poussé par une crise de rage, il s’était déchaîné à coups de griffes – des griffes capables de déchiqueter une carrosserie de voiture – pendant qu’elle dormait avec lui.
Pourquoi avait-elle pris tellement de précautions sa vie durant, pourquoi s’était-elle épuisée à toujours se mettre à l’abri, s’il suffisait ensuite d’un beau garou pour lui faire jeter sa prudence aux orties ? Et pourquoi sa famille s’était-elle échinée à assurer sa sécurité en déménageant à La Nouvelle-Orléans – où cohabitaient tant de créatures du Mythos parmi lesquelles cacher une petite vampire – et en plongeant le manoir dans les ténèbres, si c’était pour la laisser mourir maintenant ?
Plonger le manoir dans les ténèbres… Quelle drôle d’idée. Elle ne se levait jamais avant le crépuscule ni ne se couchait après l’aube. Les volets de sa chambre ne laissaient pas filtrer la moindre lueur et, de toute manière, elle couchait sous le lit. Alors d’où venaient les souvenirs où elle courait, de jour, dans Val-Hall obscur ?
Quand son regard se posa sur le dos de sa main, elle se mit à trembler. Pour la première fois depuis qu’elle s’était figée dans l’immortalité, le souvenir de la « leçon » envahit son esprit, d’une clarté parfaite…
Une sorcière jouait les baby-sitters. Elle tenait Emma dans ses bras, lorsque Annika était rentrée au manoir après une semaine d’absence. La fillette s’était débattue pour faire lâcher prise à la magicienne, puis elle s’était précipitée vers l’arrivante en criant son nom.
Regina s’était jetée en travers du chemin d’Emma juste avant qu’elle ne se rue dans le carré de soleil découpé par la porte ouverte.
La Radieuse, tremblante, avait serré l’enfant contre elle.
— Mais qu’est-ce qui t’a pris ? (Son étreinte s’était encore resserrée.) Têtue comme une mule, cette petite sangsue.
À ce moment-là, tout le monde se trouvait déjà au rez-de-chaussée. La sorcière avait présenté ses plus humbles excuses, mais :
— Elle a sifflé et craché, et cherché à me mordre. J’ai eu peur, je l’ai lâchée.
Annika avait grondé Emma, puis Furie avait élevé la voix à l’extérieur du cercle. Le groupe s’était scindé pour la laisser passer. Son nom ne devait rien au hasard : la reine des Valkyries était bel et bien une Furie. Terrifiante.
— Il faut exposer sa main au soleil.
Annika était devenue plus pâle encore que de coutume.
— Elle n’est pas comme nous. Elle est fragile…
— Elle a craché et s’est battue pour obtenir ce quelle voulait. Elle est exactement comme nous. Et, comme à nous, la douleur lui servira de leçon.
— Elle a raison, avait renchéri Cara, la jumelle de Furie. (Elles se soutenaient toujours mutuellement.) Ce n’est pas la première fois que nous frôlons la catastrophe. Sa main aujourd’hui ou, plus tard, son visage… voire sa vie. Peu importe que la nuit règne au manoir, si vous n’arrivez pas à l’y garder enfermée.
— Je ne veux pas. Je ne peux pas ! avait protesté Annika.
— Alors je le ferai avait tranché Regina en tirant Emma à travers le vestibule.
Annika était restée figée, stoïque, le visage de marbre, quoique mouillé de larmes incongrues, pendant que la Radieuse forçait la fillette à tendre la main dans le carré de soleil Emma avait hurlé de douleur, appelé sa mère adoptive, demandé pourquoi, encore et encore, jusqu’à ce que sa peau prenne feu.
Quand elle s’était réveillée, Furie la contemplait de ses yeux lavande, la tête inclinée de côté, comme surprise par ce qui venait de se produire.
— Il faut que tu comprennes, mon enfant. Chaque jour, la Terre entière est baignée de quelque chose de mortel pour toi, à quoi tu n’échapperas que si tu te tiens sur tes gardes. N’oublie pas cette leçon, car si jamais elle doit se répéter, elle te fera souffrir bien plus encore.
Emma tomba à genoux. Elle étouffait. Les fines cicatrices de sa main la démangeaient. Pas étonnant quelle soit aussi froussarde. Non, pas étonnant…
Les Valkyries lui avaient sauvé la vie, d’accord, mais elles la lui avaient aussi rendue impossible. Elle se releva et gagna la salle de bains en titubant pour se passer de l’eau sur le visage. Ressaisis-toi, s’ordonna-t-elle, cramponnée au bord du lavabo.
Lorsque Lachlain revint chercher les bagages, l’émotion d’Emma s’était muée en colère bouillante, qu’elle passa sur la cible qui la méritait tant. D’abord, elle balaya à grands gestes exagérés les morceaux de rembourrage qui avaient atterri sur sa valise, un regard menaçant fixé sur l’arrivant. Il fronça les sourcils.
Ensuite, quand elle lui emboîta le pas pour gagner la voiture, elle dut retenir les sifflements de rage et les coups de pied dans les jambes qui la démangeaient. Il lui ouvrit sa portière.
Aussitôt dans la Mercedes, elle démarra.
— Tu as entendu ? s’enquit-il.
— Quand vous avez pété un câble et fait votre petit numéro de ninja ?
Devant l’incompréhension manifeste de son passager, elle ajouta :
— Non, je n’ai rien entendu.
Elle ne lui demanda pas d’explications, car c’était sans doute ce qu’il voulait, vu qu’il abordait le sujet. Toutefois, comme il ne détournait pas les yeux, elle conclut :
— La balle n’est pas dans mon camp.
— Tu ne veux pas en parler ? (Emma se cramponna au volant.) Tu es fâchée… Je ne m’attendais pas à ça.
Elle se tourna brusquement vers lui.
— Je suis furieuse, parce que vous m’avez laissé une marge de deux ou trois centimètres, pas plus, avec vos griffes de tueur. Et la prochaine fois, je n’aurai peut-être même pas ça. Je suis totalement vulnérable dans mon sommeil… sans défense. Vous m’avez placée de force dans cette situation, et je vous en veux.
Il la regarda un moment puis expira longuement, avant de dire quelque chose à quoi elle ne s’attendait absolument pas :
— C’est exact. Ce genre de choses arrive quand je dors… Je ne dormirai plus près de toi.
Le souvenir du corps brûlant serré contre le sien traversa l’esprit d’Emma. Elle regrettait de devoir renoncer à ça… Constatation qui ne fit qu’accroître sa colère.
Lachlain resta assis très droit, tendu, pendant qu’elle cherchait sur son iPod sa liste des « Dures à cuire du rock ».
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il cependant, comme s’il ne pouvait pas s’en empêcher.
— Un appareil qui joue de la musique.
Il montra la radio du doigt.
— Ça aussi.
— Celui-ci joue ma musique à moi.
— Tu composes ? s’étonna-t-il.
— Je programme.
Elle s’enfonça les écouteurs dans les oreilles, le réduisant au silence avec une satisfaction infinie.
Au bout d’environ deux heures de route, Lachlain lui fit prendre la sortie Shrewsbury.
— Pourquoi là ? questionna-t-elle en retirant ses écouteurs et en s’engageant sur la bretelle.
— Je n’ai pas mangé aujourd’hui, avoua-t-il, visiblement embarrassé.
— Qu’est-ce que vous voulez ? Un fast-food ou quelque chose de ce genre ?
— J’en ai déjà vu, je connais leur odeur. Il n’y a rien qui puisse me donner des forces dans des endroits pareils.
— Je ne suis pas vraiment compétente en la matière.
— Je m’en doute. Quand je sentirai un endroit qui me convient, je te le dirai.
Il lui fit emprunter la grand-rue jusqu’à un marché de plein air, composé de stands et d’échoppes variés.
— Voilà. Il devrait y avoir ce qu’il me faut.
Emma repéra l’entrée d’un parking souterrain – elle adorait tout ce qui était souterrain – où elle s’engagea.
— Vous allez prendre quelque chose à emporter ? s’enquit-elle, une fois la voiture garée. Parce qu’il fait froid, vous comprenez.
Et parce qu’il pouvait y avoir des vampires aux alentours, si elle attendait devant un restaurant.
— Tu m’accompagnes.
— Pour quoi faire ?
— Tu ne t’éloignes pas de moi.
Lorsqu’il vint lui ouvrir sa portière, elle remarqua avec une pointe de malaise qu’il parcourait tout le parking d’un regard aigu.
Ce fut quand il la prit par le bras pour l’entraîner qu’elle protesta :
— Mais je ne vais jamais au restaurant !
— Cette nuit, si.
— Non, non, non. (Elle le fixa, implorante.) Ne m’obligez pas. S’il vous plaît. Je vous attendrai juste devant, je vous le promets.
— Il n’est pas question que je te laisse seule. Et puis, il faut t’habituer à ce genre de choses.
À présent, elle traînait les pieds… ce qui ne servait à rien, étant donné la force de son compagnon.
— Mais non ! Je n’ai aucun besoin d’aller au restaurant ! Pourquoi faudrait-il que je m’y habitue ?
Il s’arrêta et se tourna vers elle.
— De quoi as-tu peur ? (Sans répondre, elle baissa les yeux.) Bon. On y va.
— Non, attendez ! Je sais que personne ne fera attention à moi, mais je… je ne peux pas m’empêcher de me dire que tout le monde va me regarder et voir que je ne mange pas.
— Personne ne fera attention à toi ? répéta-t-il, les sourcils en accents circonflexes. À part les hommes de sept à soixante-dix-sept ans, je suppose.
Cette remarque ne l’empêcha pas de continuer à traîner Emma en direction de la rue.
— C’est de la cruauté, voilà ce que c’est. Je m’en souviendrai, vous savez.
Il lui jeta un coup d’œil ; elle avait vraiment peur, c’était indéniable.
— Tu n’as aucune raison de t’inquiéter. Tu ne peux donc pas me faire confiance ?
— Vous faites exprès de me martyriser ?
— Tu as besoin de bouger un peu.
Elle ouvrait la bouche pour protester, mais il l’en empêcha d’une voix dure :
— Un quart d’heure. Si tu te sens toujours aussi mal, on s’en va.
De toute manière, elle était bien obligée de suivre.
— Je viens, à condition de choisir moi-même le restaurant, proposa-t-elle, prête à tout pour reprendre un minimum le contrôle de la situation.
— D’accord. Mais j’ai droit à un refus.
À l’instant même où ils débouchèrent sur le trottoir, parmi la foule des humains, elle lui retira brutalement sa main, redressa les épaules et releva le menton.
— Ça t’aide à tenir les gens à l’écart ? interrogea Lachlain. Je veux dire, l’arrogance que tu affectes à l’extérieur…
Elle le considéra, les yeux plissés.
— Si seulement ça marchait avec tout le monde…
À vrai dire, ça marchait bel et bien avec tout le monde, sauf lui. C’était Myst qui avait appris le truc à Emma. Les humains étaient si occupés à prendre sa tante pour une snobinarde nombriliste aux mœurs de chat de gouttière, qu’ils ne voyaient jamais en elle une immortelle païenne de deux mille ans.
Un coup d’œil le long du trottoir apprit à Emma qu’elle n’avait que l’embarras du choix. Avec un plaisir sadique, elle montra du doigt le japonais spécialisé dans les sushis.
Lachlain huma discrètement l’air alentour, puis lui jeta un regard mécontent.
— Non. Un autre.
— D’accord.
Cette fois, elle sélectionna un restaurant rattaché à un club privé sélect qui ressemblait fort à un bar français. Elle avait déjà fréquenté ce type d’établissement. Après tout, elle vivait à La Nouvelle-Orléans.
Lachlain avait manifestement envie de refuser, une fois de plus, mais comme elle le dévisageait d’un air interrogateur, il se renfrogna, l’attrapa par la main et l’entraîna en direction du club.
Le maître d’hôtel les salua chaleureusement, puis aida Emma à se débarrasser de sa veste. Il se passa alors dans son dos quelque chose qu’elle ne vit pas, mais qui poussa l’homme à s’éloigner aussitôt, livide. Lachlain demeura seul derrière elle.
Tendue, elle en eut parfaitement conscience.
— Mais où est le reste de ton corsage, bordel ? demanda-t-il à voix basse.
Le dos du chemisier se limitait au nœud qui en reliait les deux pans. Emma n’avait pas pensé une seule seconde qu’elle ôterait sa veste cette nuit… et si elle y avait pensé, elle se serait dit qu’elle aurait immédiatement le dos collé au cuir marron de son siège.
Elle jeta par-dessus son épaule un coup d’œil d’une parfaite candeur.
— Ma foi, je n’en sais rien ! Vous devriez m’envoyer attendre dehors.
Lachlain considéra en effet la porte. Il hésitait si visiblement à repartir qu’elle ne put empêcher la satisfaction de s’inscrire sur ses traits.
— Tout ça pour qu’on te regarde, lui glissa-t-il à l’oreille, les yeux plissés, avant de lui passer une griffe le long de la colonne vertébrale.